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F 264 Lucie

 

Celle qui raconte, c'est elle, Lucie Reverchon, dite Takie.

 

Celui dont elle parle, c'est Pierre. Lucie est née en 1890, et Pierre deux ans plus tard.       F-273-Rever-Pierre-Taky.jpg 

 

 

Sur la photo ci-dessous où le grand-père pose avec sa petite famille, elle est à gauche au premier plan, Pierre est à droite. 

E 258 bis 

 

Pierre va mourir à la guerre en 1915, il a 23 ans. Et Lucie consignera dans un cahier, pour ses enfants, les souvenirs de son frère, leur enfance, la jeunesse et la guerre.

 

F-282.jpg

 

Mes chers petits,

C’est votre oncle Pierre qui, dans notre famille, a été choisi pour donner sa vie au Pays. Cette vie se continue là-haut activement dans la « Communion des Saints » ; je demande au bon Dieu que par sa grâce, notre Pierre soit pour vous un protecteur et un guide dans votre vie d’enfant et de jeunes gens et vous aide à devenir des « hommes ». « Chaque tombe oriente une âme », ce mot, lu pendant la guerre, m’a frappée. Je voudrais que cette tombe de brave, près de laquelle vous viendrez, je l’espère, souvent prier, oriente vos âmes vers le bien. Je pourrais vous en dire bien long, mais il n’aimait pas les longues phrases, votre oncle Pierre, et je veux faire comme lui. Il n’aimait pas qu’on vous fasse des sermons et je ne vous en ferai pas. Ce que je veux, c’est que vous l’aimiez, et, en le connaissant mieux, il devienne pour vous un ami. C’est pourquoi je vous adresse ses souvenirs, vous êtes ses héritiers, vous devez savoir ce qu’il vous a laissé en héritage de délicate bonté, d’intelligence, de loyauté et de jugement. Oh que je voudrais vous donner une idée juste de lui, mais que c’est difficile ! Supposons, voulez-vous que vous êtes autour de moi dans sa chambre à Montain, nous regardons l’album où j’ai collectionné ses photographies, depuis le tout petit Pierrot de deux ans jusqu’à celui de la guerre. Sur la table à côté de l’album, un bouquet de fleurs bien fraiches que Bon papa vient de cueillir. Le grand portrait ombragé de la palme nous sourit du haut de son cadre, tout doucement ; les souvenirs se lèvent et comme ils viennent sans souci de beaucoup d’ordre ni de littérature, je vous raconte…

 

Du plus loin que je me rappelle, je nous vois toujours ensemble. Les « petits », comme on nous appelait, étaient très gâtés. Cette méthode, si elle me rendait passablement égoïste et tyrannique, n’a jamais agi sur Pierre et bien souvent, j’abusais terriblement de lui. C’est pendant notre séjour à Paris 96-99 que mes souvenirs deviennent un peu distincts. Je me rappelle surtout un certain jour où Pierrot s’était rendu coupable de je ne sais quel méfait (il avait dû, si je me souviens bien, me casser une poupée), me déclara pour se punir de sa maladresse, qu’il ferait tout ce que je voudrais pendant une journée, et j’en ai abusé, Dieu sait combien ! Il est passé par tous mes caprices les plus saugrenus, car pour lui, chose promise, chose due. J’ai pleuré de remords le soir dans mon lit, tellement je l’avais mis sur le flanc, mon pauvre petit Pierre. D’ordinaire pourtant, nous nous entendions très bien. Le Luxembourg, les jeux à la maison, les cours de l’Institution Cicette, avec les examens du jeudi par le grand frère Léon. Tout cela repasse devant mes yeux, mais que cela est lointain et brumeux, et que je voudrais mieux me rappeler, rendre vivant pour vous ce petit garçon timide et un peu fermé, qui allait devenir un homme si complet. Il ne faisait pas beaucoup de bruit le petit Pierre de 5 ou 6 ans, mais il avait déjà beaucoup de suite dans les idées et de l’énergie, pas du tout plaignard quoique souvent fatigué. Il travaillait facilement, et tout petit, il avait déjà cette habitude qu’il devait garder toute sa vie de finir d’abord et toujours ses devoirs avant de jouer, mais il aimait s’amuser, je vous assure. Je dirigeais souvent les jeux à ce moment-là (étant assez autoritaire) et nous nous en donnions de tout notre cœur.

Notre séjour à Paris a coïncidé avec la terrible affaire Dreyfus et nous prenions part à notre manière aux luttes politiques en inscrivant sur les murs du Luxembourg des « Zola est un sale cochon » qui alternaient avec des « vive Déroulède ». Le timide qu’était Pierre avait aussi des enthousiasmes plein d’ardeur.

Dans un journal de Cicette à cette époque-là, je retrouve l’emploi de notre dernier mardi-gras à Paris. « Pierrot dans son uniforme de chasseur et Cicie, tous deux sous la conduite de Millé, se sont royalement amusés boulevard Saint Germain. L’ardeur de Pierre pour se défendre et attaquer à coups de confettis l’a fait acclamer. Beaucoup de gens criaient Vive l’armée sur le passage de notre officier en herbe. » Ce passage me rappelle un autre souvenir, plus récent puisqu’il date de Dijon, des enthousiasmes de notre Pierre. C’était lors du retour de Kruger, après l’héroïque défense des Boers. Nous avions suivi, guidés par Cicette, son épopée et son courage. Pierrot avait une série de petites étiquettes avec « vive Kruger » sur fond rouge qu’il placardait partout en allant au collège, puis, le jour de la réception faite à Dijon à son héros, je le vois encore s’égosillant de vivats. Il y avait une telle foule qu’à force d’agiter sa casquette, il l’a laissé tomber et perdue, vous voyez d’ici le retour nu-tête au foyer paternel. Mais revenons à l’année 99 et au départ pour Lille. C’est dans cette ville noire et charbonneuse qu’il commença à aller au collège. Les débuts lui ont été durs car il était constamment malade. Ah que je le trouvais extraordinaire de ne pas grogner pour avaler les remèdes de toutes sortes nécessités par ses bronchites. On le trouvait presque trop doux à ce moment-là, et Bonne maman s’en tourmentait. Nous avons eu pourtant quelques bons moments à Lille. Je me rappelle un jour de 14 juillet avec distribution des prix pour les deux élèves de l’institution Cicette, avec feux d’artifice dans le jardin où l’oncle Léon s’était même bien brulé les doigts en composant des pièces avec soleils et fusées du plus heureux effet. Puis je revois certaines bonnes promenades au bois de la Deûle, et les cornets de frites qu’on achetait là-bas aux petites voitures comme vous achetez l’hiver deux sous de marrons. Notre jardin était grand comme un des carrés de pommes de terre des jardins de Bletterans, orné d’un immense peuplier tout seul, et qui avait l’air de tellement s’ennuyer. Nous l’avons décoré du nom pompeux de peuplier royal, mais il n’était pas plus fier pour cela, un « roi en exil » tout au plus.

Nous possédions dans le jardin deux tortues : « risque tout » et « vif-argent », ainsi nommées pour suppléer par leur nom à ce qui leur manquaient réellement de goûts aventureux. J’ai toujours pensé que les pauvres bêtes avaient peur de nous, car, chaque fois qu’elles risquaient tête et pattes en dehors de leur carapace, c’était des cris qui leur faisaient immédiatement tout rentrer. Nos deux grenouilles « bouche en cœur » et « poudre d’escampette » rapportées d’une partie au bord de la Deûle, étaient plus intéressantes. Malheureusement, elles avaient des goûts dépravés, et leur fréquentation des égouts de la ville nous rendirent très méprisants envers elles. Poudre d’escampette justifia son nom, et disparut un beau jour sans laisser de traces. La fin de l’été de l’été de cette année-là se passa à Blagny. J’étais avec Titite si occupée de poupées que Pierre m’abandonnait un peu pour les promenades en barque, où il se faisait tout petit à côté des grands et où Titite et moi n’étions pas admises. L’hiver et une bronchite attrapée ensemble nous procura quelques jouissances. Noël nous trouva convalescents, les grands étaient allés à la messe de minuit et au retour, on tira nos petits lits à la salle à manger pour réveillonner tous ensemble. Oh, le joyeux Noël ! L’oncle Léon était là pour la première fois en tant que santard de l’école de Lyon, et on lui avait mis dans son soulier la nomination de papa à Dijon. Dijon était tout près de Lyon et vous pensez quels entrechats dansait Léon, accompagnés par nous qui gigotions dans nos lits. Nous sommes arrivés à Dijon en février 1900, et bien vite, Pierre se fortifia. Que nous avons eu de bons moments dans ce vieux Dijon ! Tout passe dans ma mémoire et les souvenirs se succèdent un peu mêlés. Ce sont les lectures du soir que nous faisait Cicette comme récompense des jours de bon travail, les pièces de vers et comédies apprises pour la fête de papa. Une année, je me rappelle, nous avons joué plusieurs scènes de « l’Aiglon ». Je faisais l’Aiglon, Pierre Flambeau. Il jouait rudement bien. Je l’entends encore dans la grande tirade : et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades, etc. c’est à ce moment-là aussi que papa s’est mis à nous lire le soir. Je me rappelle en particulier « l’homme de neige », « Quo vadis », j’étais très enthousiaste, Pierre écoutait d’une façon concentrée. Il jouissait, je crois, plus que moi, les vraies émotions se gravaient chez lui, il se formait. C’est à Dijon que Pierrot fit sa première communion. Je me rappelle si bien l’expression de sa figure ce jour-là, et pendant sa retraite. Comme toujours quand il était ému, il ne disait pas grand-chose, mais il faisait mieux que d’exprimer, il était touché et dès ce jour-là, le bon Dieu a dû descendre bien profondément dans cette petite âme droite, réfléchie et tenace.

Oh, tranquillisez-vous, l’oncle Pierre n’était pas un mystique, mais une fois qu’il avait vu où était le bien, il le faisait simplement. Il était indépendant, il l’est resté. Bonne maman raconte que, dès ce moment-là, il aimait aller se confesser seul, et la confession devait lui coûter, car il n’aimait pas se raconter. C’est à Dijon encore que Pierre fit la connaissance de son ami Raymond. Ils se mirent à jouer beaucoup ensemble, j’en ai même été longtemps jalouse. Pourtant, c’était bien naturel et cela n’empêchait pas Pierre d’être très gentil avec moi. J’étais tout de même assez en admiration devant toutes leurs inventions, turbines perfectionnées, jets d’eau organisés dans la petite cour. Je prenais même une part active à l’organisation de « l’île Lincolu ». Qui de vous n’a pas lu « l’île mystérieuse » ? Mais il fallait vraiment avoir une propriétaire faite sur mesure ; car nous avions fait de la cour un véritable marécage, le sol s’obstinant à boire l’eau de « l’océan ». La ville de Port-Arthur en châteaux de cartes m’émerveilla également. On l’avait organisée sous la voûte d’entrée. Toute la ville en miniature était savamment semée de bombes, puis on y mit le feu. J’étais admise au spectacle, très émue des détonations. Pierre et Raymond étaient noirs de poudre.

Puis, ce fut la phase de la chimie chez Pierre, et les bateaux de tous genres et de toutes forces chez Raymond. Le laboratoire de chimie était situé, pour le malheur de Millé, dans une petite pièce à côté de la cuisine. Que de choses s’y manigançaient, entre autres un certain liquide pour les piles, dont on faisait des litres et des litres, si bien que Pierre, au moment du déménagement (1906), ne voulut pas se séparer de ses acides. On mit les bouteilles en caisse : bouteilles cassées, caisses traversées, ainsi que les chemises des déménageurs… Réclamations de ces derniers qu’il fallut indemniser… Elles ont coûté cher les bouteilles d’acide ! Pauvre oncle Pierre, l’a-t-on taquiné à ce sujet-là, mon Dieu !

Montain

Montain, je n’en ai pas encore parlé, est-ce possible ?

Car Montain et Pierre, cela ne fait qu’un ; il aimait tant son vieux pays. Nos journées de vacances se passaient tantôt à la maison, tantôt chez les Chauvin.

[…]

L’été 1914, nous étions à Montain, c’était les premiers bruits de guerre. Pierre y croyait peu. Je me souviens d’une promenade faite à la chapelle de Lavigny et sur les monts de Ronay le matin du 29 juillet. Il faisait si beau et l’oncle Pierre était si gai ! C’était pourtant la dernière promenade que nous devions faire avec lui. La soirée du 30, plus personne ne doute. Le soir après diner, il faisait une nuit splendide, nous descendons à la gare avec les Chauvin. On est comme soulevés par la solennité de l’heure, nous n’avons pas peur de l’avenir. Les garçons savent seulement qu’ils vont se battre, prendre la revanche et cette idée nous galvanise. Quelques belles heures d’enthousiasme, mais voici le 31, 4 h. les cloches de la mobilisation étaient attendues d’heure en heure. Un peu énervés par l’attente, Pierre et moi avions pris nos bicyclettes pour aller à L’étoile. Nous arrivions aux premières maisons du village quand les cloches se mirent à sonner. Je me les rappellerai toujours, ces cloches. Oncle Adrien nous voyait venir de loin, il donna une poignée de main à Pierre sans pouvoir parler, puis se retourna pour étouffer un sanglot. Il fallait que Pierre prenne le train de 7h 40. Il retourne donc à toute vitesse à la maison, moi le suivant de près, et le soir, nous le reconduisions à la gare, toujours calme, souriant, confiant…

C’était fini, nous ne devions plus le revoir.

Août 1914-Février 1915

 

Court arrêt à Paris puis direction Orange au grand désespoir de Pierre, qui veut être des premiers combats. 4 août : « la mobilisation d’une batterie de réserve n’est pas une sinécure. La proportion des officiers d’active est faible et le corps d’officiers de cette région ne vaut évidemment pas celui de l’Est ! Tu ne peux te figurer quel tintouin il faut pour encadrer les réservistes ! 95 sur 170 hommes, et les chevaux qui pour la plupart, n’ont jamais été attelés à la bricole et surtout jamais montés.

Impression assez mélangée sur les officiers de l’active. Ils ne croient pas à la guerre ! Ils n’y ont jamais pensé, je crois, exception faite pour un ou deux. » Très bien logé chez une dame veuve d’un commandant qui habite avec sa fille, il leur apporte des fleurs…

Dès le 8 août, le 55ème régiment d’artillerie où il est affecté est envoyé dans l’est. Il est adjoint au chef d’escadron Julie, orienteur au premier groupe du 55ème. Départ d’Orange par Dijon, Is sur Tille, Vézelize, Saint Nicolas du Port.

« Nous, 15ème corps dont on a tant médit, nous faisions partie au début d’août de la 2ème armée sous les ordres de Castelnau. Nous étions flanqués à droite du 16ème, à gauche du 20ème. Nous nous sommes concentrés à Saint Nicolas du Port, et de là, nous avons marché sur la frontière. Le 14 août, nous recevions le baptême du feu à Maucourt, petit patelin annexé à peu près sur la frontière. C’était très chic, charge à la baïonnette, mise en batterie au galop. Le soir, sous une pluie d’obus, notre troupe entrait à Maucourt, après avoir renversé le poteau frontière. Seulement, le soir, on constatait que nos régiments d’infanterie avaient perdu un quart de leur effectif… Le lendemain et les jours suivants, cela marche encore, et nous arrivons à Dieuze, mais là (19 et 20 août [1] ), ces cochons nous attendaient, avec tout un arsenal de marmites et de mitrailleuses. C’était un de leur champ de tir où toutes les distances, tous les coins de bois étaient repérés ! Ils nous tiraient dessus avec des pièces de gros calibre et des obus explosifs, obus d’ailleurs qui ne font du mal que dans un espace très restreint, mais qui font un effet moral très considérable. Le 19, on avance pourtant en perdant du monde, et là, je peux dire à tous ceux qui blaguent : le 15ème corps, je les ai vu marcher et bien marcher ! Ce jour-là, nous sommes allés mettre en batterie à un km d’un village qu’on attaquait, et nous l’avons couvert de mélinite. C’était épatant ! Mais le soir, les troupes, absolument vannées, ne font rien pour organiser les positions, et le lendemain, devant une courte offensive des Allemands, nous sommes obligés de reculer. Là, il y a quelque chose que je n’ai pas compris. Nous aurions pu reculer de 10 km, nous sommes allés jusqu’à Lunéville et pourtant, nous n’étions pas poursuivis bien activement. Nous qui étions à l’arrière-garde avec un bataillon de chasseurs, nous n’avons pas vu un uhlan. À Lunéville, le 22, nouvelle bataille, nous croyons à une victoire et nous reculons jusqu’à la Moselle. Pendant deux jours, on attend, puis on reprend l’offensive le 24 sur Xermanenil (bataille de la Mortagne). Là, nous leur avons flanqué une bonne tatouille : le village était occupé par une brigade de Bavarois, on a commencé par les bombarder à la mélinite, puis on a tiré sur les fantassins qui s’en allaient. C’était presque la première fois que nous faisions un vrai tir d’infanterie, c’était épatant ! Le soir, il ne restait plus dans le village que 5 ou 600 types qui ont été obligés de se rendre. Les jours suivants, on a continué à avancer, mais plus lentement. Cela a été pour moi le plus chic moment de la guerre ! Et dire que pendant ce temps-là, les Allemands avançaient dans le nord. Nous ne nous en doutions certes pas ! [2] Le 2 septembre, coup de théâtre, nous sommes relevés, moitié par le 16ème, moitié par le 20ème corps, et nous voilà partis pour une destination inconnue ».

Le 2 septembre est un jour mémorable que Pierre raconte à son frère Léon. « Ta jumelle fait l’admiration générale, dire que je ne voulais pas l’emporter ! Elle a servi à éreinter quelques boches. D’ailleurs, elle a son histoire. C’était le 2 septembre à notre dernier jour en Lorraine. J’avais été chargé par le commandant de reconnaitre dans un bois une position pour une pièce chargée d’enfiler les tranchées allemandes. Pour mieux voir, je dépasse un peu nos avant-postes et, presque à la sortie du bois, je suis salué par deux cochons de patrouilleurs allemands qui me canardent à 50 m comme un lapin. Je me flanque par terre, je fais le mort, mais en me relevant pour sauter dans le taillis, j’ai oublié ta jumelle que je tenais à la main et que j’avais laissé tomber. Je ne m’en suis aperçu que le soir et je retourne la chercher, mais elle avait été trouvée par une patrouille française. Le capitaine qui me l’a rendue était très fier de sa prise. Il avait cru, vu sa marque, qu’elle avait été abandonnée par un Allemand. C’était le bon temps à ce moment-là, on avançait et on venait de leur coller une bonne frottée sur la Mortagne. »

Le 3 septembre, il écrit : « nous voilà partis pour un autre théâtre d’opérations, le gros morceau. Les nouvelles sont moins bonnes qu’on ne pensait, mais le dernier mot sera pour nous, j’en suis convaincu. » Ce bel optimisme est voulu mais clairvoyant. Toujours à Léon, il écrit : « ces bougres-là nous ont appris bien des choses qui, si nous les avions sues, auraient épargné bien des vies humaines. Ne récriminons pas, cela ne sert à rien. Ce que je constate, c’est que nous avions de très bons officiers ; ce qui nous manquait comme valeur, c’était des généraux. Au commencement, en Lorraine, nous nous sommes avancés de 50 km sans organiser une seule position. Heureusement, chacun a appris son métier… J’ai presque honte en ce moment d’être devant une table avec la perspective d’un lit pour ce soir ; il est vrai qu’il y a longtemps que cela ne m’est pas arrivé. »

Le 7 septembre, après des marches terribles (nous avons fait une fois 75 km en 24 h), nous arrivons sur Bar-le-Duc, où les Allemands n’étaient plus qu’à quatre kms ! C’était lugubre, ce défilé de voitures d’émigrés qui encombraient la route ! C’est à ce moment-là que nous avons su que les Allemands étaient à Coulommiers. Le 8, le 9 et le 10 septembre, nous nous sommes battus au nord de Bar-le-Duc, devant Wassincourt, village qui a été pris et repris cinq fois par nos troupes, bombardé, incendié complètement par les Allemands. C’était horrible. Dans la tranchée devant le village, les cadavres d’Allemands se tenaient coude à coude et sur le glacis, c’était les Français…

Et Pierre écrit le 9 septembre : « nous dormions sur nos chevaux, et on se réveillait au moment où le nez tapait l’encolure. On arrive à 6 h du matin au cantonnement, départ immédiat pour la ligne de feu. D’ailleurs, les fantassins, bien qu’ayant fait une partie du trajet en chemin de fer, sont rudement plus fatigués que nous. On l’a vu hier quand nous avons repris contact avec l’ennemi. On les fait reposer aujourd’hui et on a raison. Nous aussi, nous nous reposons ce matin ; c’est la première fois depuis le commencement de la guerre. J’en ai profité pour faire la grasse matinée, je ne me suis levé qu’à 5h 30, au lieu des 2h 30 habituelles. Se lever d’ailleurs, c’est une façon de parler, car on était simplement étendu par terre, dans un champ de pommes de terre. D’ailleurs, tout cela ne m’empêche pas de me porter comme un charme. Heureusement que l’on s’endurcit au contact de toutes les misères, car vraiment, ce n’est pas beau, la guerre. Quand on voit toutes ces maisons incendiées, récoltes dévastées, tous ces malheureux qui fuient sur la route avec leur carriole ou sans rien, et qui logent ainsi le long des chemins, chassés ici, chassés là, c’est navrant. » (Lettre à Léon)

« On a dit que les troupes du 15ème corps étaient des lâches… J’aurais bien voulu voir les gens qui racontent cela, charger à la baïonnette devant ce village-là… Enfin le 11, on enlevait la position, et le 12, on partait à leur poursuite vers le Nord. En passant, nous avons vu les champs de bataille du 6ème corps, où la bataille avait été peut-être encore plus acharnée. Le 16, nous reprenions le contact (Verdun Nord) et depuis ce temps-là, nous sommes arrêtés par de véritables citadelles devant l’armée du Kronprinz. Ces gens-là savent se battre et au point de vue organisation, défensive, ils sont épatants, tranchées contre tranchées, batteries enterrées bétonnées… Il faut tourner cela et on ne peut le prendre que de vive force. Les premiers jours (fin septembre) cela a chauffé pour nous, mais depuis le 1er octobre, c'est-à-dire depuis plus de deux mois, nous n’avons pas été attaqués, nous avons fait quelques attaques, d’ailleurs sans succès. Et nous voilà gros-Jean comme devant, seulement maintenant, on commence à savoir se battre… »

Lettre du 26 septembre. « Je suis en pleine forêt, forêt de Hesse, une forêt superbe de chênes et de sapins. Il fait un temps épatant. Je suis en ce moment agent de liaison avec un général, ce n’est pas un métier bien fatigant. Hier et avant-hier, presque deux jours de repos, c’est invraisemblable. Repas pantagruélique. J’ai fait un extra. J’ai trouvé trois œufs, avec les blancs et du chocolat, j’ai fait une mousse, avec les jaunes une mayonnaise, elle était rupine. Tu dois me trouver un peu matériel, mais ces petits détails ont leur importance. »

Lettre du 19 octobre. « Très chic cérémonie, messe militaire dans la clairière. Où sont passés les principes de la séparation ? Tous les généraux étaient là avec leur état-major. Il y avait beaucoup de soldats. Laïus de l’aumônier, épatant. Il n’y a pas à dire, quand on voit tous les jours la mort de près, on sent le besoin de se rapprocher de l’au-delà… » Lettre du 21 octobre. « Nous commençons à être bien installés ; on se fait des habitations, de véritables cavernes sous terre. La terre est très argileuse, très compacte, de sorte qu’avec de la paille et du feu, on arrive à être pas mal du tout. Demain, nous sommes relevés et je vais retrouver l’Amicale au complet, je m’en réjouis. »

 

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