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Ces pages racontent le retour de captivité de Jacques Desbiez, depuis la Poméranie (aujourd'hui la Pologne) jusqu'en France, dans le Jura, "vagabondage" qui dura du 28 janvier au 7 mai 1945.

 

 

Jeudi 12 avril

 

Ce qui devait être un journal de marche ne sera qu’un journal de station. Ce matin a eu lieu la substitution de fait du commandement français au commandement allemand. Nous trouvons à notre réveil un piquet de garde français. Il reste quelques Posten, un à peu près par mirador qui maintiennent la fiction. L’intendant Colombani est allé avec la Zahlmeister reconnaitre les silos, recevoir les bons de réquisition, inventorier les ressources locales. Il reste un capitaine allemand qui commande théoriquement le camp. En réalité, le colonel Duluc de Nienburg a pris le commandement des trois camps II B, X B et Italiens, le village étant pratiquement également sous notre contrôle. Le plus étrange, c’est qu’on ne voit pas de bataille, qu’on entend à peine quelques coups de canon de temps en temps, que les lignes allemandes sont encore, à en croire les communiqués aussi bien anglais qu’allemands, très sensiblement à notre Sud, que nous avons encore au Nord du camp une pièce anti-char (qui, contre 5 paquets de cigarettes, aurait promis de ne pas tirer !) et tout autour, quelques petits groupes isolés.


Vendredi 13 avril

 

Nous entrons dans une ère de prospérité. Hier soir, arrivée de 2, 3 puis 4 camions qui nous amènent des colis américains. Perception immédiate d’un colis par tête. Ce qui fait 11 colis pour la popote. Amoncellement de victuailles, une véritable épicerie. Nous avons immédiatement corsé le menu, puis pris en média noche une épaisse tranche de jambon revenu et du fromage amélioré. Aujourd’hui, café au lait à 9h. 30 entre deux épluchages de rutas. À midi, solide repas : petits pâtés de treat et rosemill, confiture améliorée. 4 h : chocolat, biscuits, confiture avec Cne Gabriel. 7h. repas avec Zeller, le cousin de Lesort : sardines, pommes sautées et jambon, fromage amélioré, moka fabriqué par Dinot.

Vu Beaurpère cet après-midi, très bien, l’air calme, net, compréhensif –un chef et c’est un article rare. Nous lui demandons conseil sur départ. A vu le colonel qui ne s’oppose pas formellement tant qu’il n’est pas réellement chef du camp, mais service d’ordre aux portes qui ne laisse sortir qu’avec ordre de mission : possibilité de franchir les barbelés. J’avoue que je suis tenté par la possibilité de liberté. Mais d’autre part, une évasion à l’heure actuelle n’a plus grand sens. Se cacher des Américains ? Nos projets anciens, Hollande, ne vont plus guère. Sud également bouché. Attendre dans une ferme pour risquer de rentrer l’oreille basse, ramené par un caporal américain et sous la réprobation du camp, car il est certain qu’un essai de disparition à l’heure actuelle, serait mal vu. En somme, nous avons été gagnés de vitesse sans qu’il y ait de faute de notre part. Malheureusement, peu de chances à l’heure actuelle d’être embauchés dans les équipes qui circulent. Enfin, tant pis. Je regretterai l’aventure, la liberté, la possibilité d’échapper à l’atmosphère fébrile du camp.


Samedi 14 avril

 

Meilleure nuit. L’excitation d’hier a un peu baissé ; les gens étaient couchés plus tôt. Assez cafardeux, cette atmosphère de foire, les quelques coups de mitrailleuse et de canons aux environs, les bruits contradictoires, annonçant les Américains au village voisin. Toute cette annonce d’une libération possible, peut-être proche, cette atmosphère de kermesse me fatiguent et m’incitent à l’isolement : besoin d’échapper, de me réfugier loin de notre agitation fiévreuse et vaine. Curieux comme les journées, d’ailleurs, passent vite, curieusement inoccupées : préoccupations de cuisines, constantes sujétions matérielles.

Ce matin, Chevallier avait invité un sous-off écossais qui est à l’infirmerie italienne.

À midi, repas préparé par Savinas et Ikor. P.A. était invité chez son cousin. Assez aigre. Ikor avait préparé une tranche de jambon au lait qui n’a pas paru une très heureuse innovation. Léon n’avait qu’une idée : c’est de nous faire accélérer le rythme de l’ingestion et il met en train le café avant même que nous entamions le fromage amélioré. Nous comprenons ensuite qu’il est invité à un café par le capitaine Gabriel. Cachotterie bien séonique !

L’après-midi s’écoule elle aussi sans que j’ouvre un bouquin. Vers 3h. grosse explosion, un nuage de fumée qui s’élève tout droit et reste longuement suspendu dans l’air calme, à 2 ou 3 km sans doute. Nous allons, Mac Duf et moi, faire une expédition contre le barbelé. Nous arrachons un certain nombre des espèces de potences qui soutiennent le haut du barbelé. Amusement de se livrer à ce travail de destruction sous l’œil de la sentinelle du mirador qui contemple, indifférente ou impuissante.

Corvée à l’entrée du camp ; remontons farine et pain, quelques légumes. Énorme remorque de plusieurs tonnes pour transporter quelques quintaux de marchandises. Enfin notre ravitaillement organisé par les riz-pain-sel du camp, marche assez bien. Seul manque un peu le pain, resté il est vrai à 200 g. mais ayant une consistance plus pâteuse que le pain allemand. Il est vrai qu’il s’agit d’une première fournée et que nos spécialistes doivent s’accommoder des appareils et de la matière première du lieu. Crainte que farine manque. Par contre, pommes de terre pour un bon mois, à 1 kg par type et par jour. Toujours absence de renseignements sur les progrès des Anglo-américains dans la région. Impression que nous sommes au fond d’une poche où il ne se passe à peu près rien. Soir calme, temps doux, presque chaud. Plaisir d’errer presqu’en liberté, comme hier soir à des dix heures, dans un camp où l’on ne risque plus les éclats de voix désagréables d’une sentinelle.

 

Dimanche 15 avril

 

Excellente nuit ; je ne me réveille que pour le jus sans avoir subi les attaques de punaises ni de puces. Messe à 8H. Peu de monde : une petite allocution du père Dupasquier, de plus en plus Dupasquier. Il est de fait que la prospérité n’incline pas à la piété. Curieux de voir comme la chapelle était pleine en période de détresse et de famine, lorsqu’on se sent faible et las. Mais quand tout va bien, quand l’espoir revient, c’est à peine si l’on a une pensée pour Dieu. Je le sens bien pour moi. Facilité à prier ou du moins à se mettre en présence de Dieu, en état de prière, lorsque je me sens cafardeux, lorsque j’ai besoin d’aide et d’appui, et au contraire comme je reviens vite à l’indifférence dès que je me sens ou me crois assez fort.

Corvée de pluche de rutabagas qui nous occupe jusqu’à 11 h.30. Un café au lait un peu rapide avec Vouin. À midi, Ricœur nous amène le jeune pasteur italien Girardet qu’il avait vu à Sandborstel, gentil mais il est difficile de s’entendre absolument : il nous parle ingénument de la nécessité pour eux de la Tunisie. Intéressant sur les relations Église et État, Église et Université, sur le Dodécanèse où il a été pris.

Nous avons ensuite Guyon qui a invité le père Chevallier toujours très fringant dans l’attente des Anglo-américains. Vais ensuite avec Dufrenne abattre quelques potences dans les barbelés. Trainasse après la soupe.

 

Lundi 16 avril

 

Grande journée. La démolition du poêle décidée hier soir est effectuée. C’est d’ailleurs assez vite fait, mais que de gravats, de poussière… La chambre devient absolument irrespirable. Arnal devait prendre la direction des opérations pour notre table ; en réalité, il nous rembarre grossièrement si bien que nous prenons nous-mêmes l’affaire en mains, charrions des gravats toute la matinée (Séon : oh, je ne peux pas, je suis propre !) taillons piquets, pieds de table dans les poutres que nous a données ce matin le Cne Blin, la tablette étant faite de Verdunkelung et de planches resquillées. À peu près fini à midi. Nous l’inaugurons avec bonheur de même que le four en briques rapidement édifié dans la matinée. À une heure, recevons camarade d’Ikor. Grâce au beau temps, nous pouvons rester dehors, ce qui nous change agréablement de l’atmosphère enfumée de la chambre.

À 17 h. grande gueulante : voici les Anglais. Effectivement, arrive un major anglais appartenant à la 2ème armée britannique. Petite bagarre dans la matinée, village pris dans l’après-midi. Nous sommes officiellement libérés. Minute d’enthousiasme, hourrahs. Le major est arrivé seul avec son chauffeur, a fait désarmer les quelques isolés du village par les Français auxquels il avait donné mitraillettes et grenades. Il emmène le capitaine boche qui commandait le camp, fait désarmer et enfermer les Posten par l’équipe de garde.

Curieux de se sentir aussi peu ému par un événement qui devrait me bouleverser. Préparons repas amélioré. Par bonheur, les cuisiniers s’étaient déjà distingués ; quelques hors-d’œuvre en plus nous font un repas somptueux : sardines, thon, saumon, singe avec purée, margarine, fromage, délicieux gâteau à la farine de maïs et raisins, confiture, biscuits, nescafé. Nous faisons ensuite le boulevard, trainons dans la nuit douce. Tout le monde suppute déjà nos chances d’être évacués rapidement.

 

Mardi 17 avril

 

1ère journée de liberté ? En réalité, la première activité du commandement français a été d’interdire toute sortie. Nous sommes donc bouclés aussi étroitement que nous l’étions. De jour aujourd’hui. Café au lait, rose-mill frit, margarine, biscuits revenus. Puis, je me mets au repas de midi avec comme éléments essentiels de la soupe de ruta et une préparation de pommes de terre au rose-mill, fromage. Chevallier a invité un Anglais de Sheffield qui connait son beau-frère, fait des efforts louables pour parler français, d’ailleurs avec assez de succès et est surtout préoccupé de ne pas rater le Wagen, camion qui doit le conduire au prochain aérodrome et l’embarquer pour l’Angleterre. Thé où a été invité Vouin. Préparation du repas du soir : essentiellement hachis de viande et pommes de terre. Je pousse un ouf en fin de journée.

Gros incident ce soir. Village réoccupé par une section allemande qui s’empare de nos boulangers et menace de leur faire un mauvais part : on les emmène comme otages au P.C. Intervention du Colonel qui obtient du commandement boche la reconnaissance de la situation de fait en ce qui concerne l’administration du camp, autorisation de nous ravitailler mais libération de la soixantaine de prisonniers que nous gardions. Situation un peu ridicule.

 

Mercredi 18 avril

 

Déjeuner fort sympathique : café au lait, treat au fromage cuit, margarine. Vais ensuite abattre quelques potences. Je crains que ce ne soit la fin : interdiction du colonel de toucher au barbelé ! De nouveau, Boches au village, deux compagnies environ, assez calmes d’ailleurs. La batterie derrière le camp est revenue, mais il n’est plus question comme hier de nous bombarder. Envoi ce matin de quelques sentinelles, parait-il, mais en même temps, on nous amène trois Américains que les Boches nous remettent contre reçu ?

Encore un bon repas : soupe pommes de terre pois très acceptable, pommes en robe avec cassoulet, pruneaux, raisins trempés dans le lait, café avec Guyomar, puis trainasserie. Incapacité de rien faire. Il me faudrait travail manuel absorbant.

 

Jeudi 19 avril

 

Dessouche et Pallot sont embauchés à la boulangerie. Nous les envions un peu bien que probablement, ce soit un travail fatigant. L’idéal aurait été de nous trouver tous les onze une occupation manuelle quelconque où nous aurions été un peu indépendants. Matinée de grand air assez agréable.

Nous avons déjeuné dehors malgré le vent, assez médiocrement d’ailleurs : les boulettes de pommes de terre au rose-mill étaient loin d’être parfaites. Puis nous avons participé à la démolition des murs de l’abort voisin, qui vont nous servir à maçonner un four constitué mi-partie par un élément de fourneau en tôle et mi-partie par une armature de briques. J’étais affamé et ai avalé de bon appétit les pommes sautées, la soupe collective : flocons d’avoine, patates Maggi, le fromage amélioré, la confiture boche.

Nescafé ensuite avec Bernard que nous avions eu hier soir à un thé tardif (7h. 30) et qui nous avait parlé de sa doctrine de l’ameublement, arrangement d’appartement, etc. ce matin, il nous a montré quelques études faites par un Italien du camp voisin, de villas, de types d’appartement, etc.

Nous nous levons de table pour nous y remettre presque aussitôt, excellent thé que nous devions prendre avec un sergent anglais nommé Wilson que Chevallier nous avait déjà amené à déjeuner, et qui nous fait faux bond par suite d’un malentendu, et presque tout de suite, nous voilà au repas. Nos préoccupations sont plutôt matérielles ! J’avoue que je serais heureux que l’on parle un peu plus d’évacuation et un peu moins de mangeaille. Je commence à craindre que l’armistice, ou ce qui reviendrait au même la cessation des hostilités, nous trouve ici et qu’il faille attendre des mois.

 

Vendredi 20 avril

 

Beau soleil, temps sec et frais. Nous avons déjeuné à l’intérieur car il fait encore un peu frais avant une heure. Copieux déjeuner avec rab de soupe d’hier, pommes en robe, café au lait et surtout tartines de pain et margarine, pain rapporté par Dessouche et Pallet hier. Ils sont rentrés de la boulangerie hier soir, après une journée de travail. Je continue à regretter que nous ne puissions pas être tous ensemble au village en petite équipe homogène. Je dors ces jours-ci comme un loir. Depuis deux jours, c’est l’homme de jus qui me réveille ! Commence à sortir de l’espèce d’euphorie matérielle où je me trouvais. Facilité avec laquelle on devient un ventre. Aimerais tout de même sortir de cette impression d’oisiveté et d’ennui d’ailleurs. Lenteur des soirées sans lumière.

Me remets à rêver au retour, bien lointain encore cependant. Songe à ma Made : étonné de ne pas être plus privé du manque de courrier. On vit dans une sorte de brume remettant à plus tard les soucis, les préoccupations de toutes sortes. De temps en temps, je pense avec joie à tel geste de Made dans notre petit appartement, à sa petite figure ébouriffée et toute rose de la chaleur de la cuisine, ses allées et venues rose et bleu dans l’appartement. Il y aurait maintenant notre Jacqueline. Je me demande ce que sera ce petit bout de femme dans nos quelques m2. Pense aussi beaucoup à des aménagements : installation de la baraque du Paterna avec divan, fauteuils en rotin, table en demi-lune, lavabo dans un coin, réchaud-butane dans l’autre, un petit coin bétonné en sous-sol pour les provisions, murs peints, des couleurs gaies. Ce serait un agréable coin pour passer l’après-midi.

Ce soir, pour la première fois, Mac Duf part à la boulangerie comme interprète. Il se promet monts et merveilles de ce premier contact avec une vie plus active et il compte bien tirer un grand parti du village. Je fais un tour avec Dinot. Curieux comme je suis vite las de bavarder avec les gens. Très vite, j’ai l’impression de n’avoir plus rien à en apprendre, ou du moins d’être incapable de les comprendre. Tellement rare d’être assez en confiance pour sortir des banalités. Je rentre dans la nuit à la chambre chaude où puces et punaises attendent.

 

Samedi 21 avril

 

Gros orage pendant la nuit. Ciel gris, pluie. Comme souvent depuis huit jours, je dors assez bien, surtout vers la fin de la nuit et suis à peine réveillé par le jus. Splendide petit déjeuner avec le pain rapporté par nos boulangers qui, malgré leur nuit blanche, sont fort alertes ce matin : pains de seigle aux raisins qui sont délicieux, pain grillé avec margarine ; il nous faudrait un grand bol de café au lait. Je m’occupe un peu de la cuisine : pommes de terre sautées, une épaisse bouillie de pommes et pois préparée par la cuisine du camp, fromage, riz et confiture. Nous sortons de table, plutôt lourds. Depuis ce matin, nouvelle assez ahurissante qui court avec persistance : nous avons reçu du colonel boche qui commande le secteur l’offre d’être conduits aux lignes anglaises. Il serait question de partir demain, une étape d’une vingtaine de kms. Personnellement, cela me ravit, être mis sur les routes à l’heure actuelle, c’est la quasi-certitude d’être rapidement expédiés vers la France. Le colonel Duluc est allé négocier cela avec les Anglais, et l’on ne sait pas encore les résultats de l’entrevue. Cette fin de captivité ne manque pas de pittoresque.

 

Dimanche 22 avril

 

L’impensable se réalise. Nous avons appris hier soir, assez tard d’ailleurs, que « nous faisions mouvement pour rejoindre les forces alliées ». On se couche dans l’excitation, et dès 4H, c’est l’agitation. Nous partons à 6 h 05, Nienburg à 6h, les Italiens après nous. Faisons le café au lait, la viande cuite puis nous mangeons successivement la soupe de la cuisine, notre viande revenue, le riz au lait, le café au lait. Nous partons avec un léger retard. Délice de la promenade dans les chemins boueux, les prés verts au milieu des sapins. Arrivée à Wietzendorf qui nous apparait comme un délicieux petit village perdu dans la verdure et les arbres en fleurs. Nombreuses stations par suite des arrêts de la colonne qui sont occasionnés, nous le constatons par la suite, par le passage d’un ponceau sauté. Quelques rares traces de la guerre : trous d’obus, maisons brûlées, éclats de bois dans les prés, traces de chars dans le blé en herbe. Il fait maintenant délicieux après de vagues tentatives d’averses, et cette promenade matinale à travers les champs me ravit. Vide d’ailleurs de cette campagne : un canon anti-char, une ou deux sentinelles. On se sent, en ces avant-postes, à mille lieues de la guerre. Marbostel : nous dépassons les derniers guetteurs allemands, un type au bord de la route à côté de son fusil mitrailleur, et cent mètres plus loin, ce sont les camions anglais avec leurs chauffeurs bien nourris et souriants qui doivent emporter nos bagages. Embarquement, puis nous reprenons, allégés, la route à travers une campagne riante, de beaux bois d’un vert tendre ou sombre, de temps en temps, quelques traces des combats récents : huttes de branchages, arbres coupés par les obus, bandes de mitrailleuse, casques défoncés, vastes zones brûlées, douilles d’obus, traces de chars, camions disloqués sur le bord de la route. Toujours pas trace d’Anglais : curieuse guerre, curieuses « lignes ». Nous arrivons dans un petit village où, près d’une ferme, dans la cour de laquelle nous nous sommes installés, nous faisons un petit pique-nique : sardines, pâté, treat, fromage américain et gruyère, confiture, biscuits. Une goutte de nescafé et l’on nous apprend que nous repartons. Quelques kms et nous croisons de pauvres gens qui marchent en sens inverse avec le bric-à-brac lamentable des réfugiés. Ce sont des gens de Bergen que l’on évacue pour nous faire place. Car il se révèle que les Anglais, pour nous préparer un cantonnement qui nous convienne, ont fait purement et simplement vider ce gros bourg de quelques 2000 habitants / Bergen. J’avoue que je ne peux me faire à ces méthodes un peu trop « militaires » et que voir la joie malsaine des types (ils apprendront ce que c’est que la guerre. Pas trop tôt depuis cinq ans qu’ils nous traitent comme des bêtes, ces pourceaux, etc.) m’écœure.

Arrivée à Bergen après une forte grêle et giboulées. Attente assez longue puis installation dans une petite maison où les habitants sont restés parce qu’il y a deux vieillards impotents. Nous sommes les onze + Perrin, Lannes et Bardet. Nos hôtes sont littéralement dans la terreur que nous les fassions partir ; si heureux que nous les autorisions à rester qu’ils sont prêts à nous donner ce que nous voulons. Le vieux nous allume du feu dans le living-room où nous avons un cadre acceptable, une grande table, des chaises. La patronne nous promet soupe de petits pois et pommes de terre, donne œufs et beurre. Nous commençons par prendre un thé auquel nous l’invitons, et qui me fait un plaisir sans pareil : joie de s’installer autour d’une table, sur une nappe, avec thé à volonté, beurre et tranches fines de pain, fruits rafraichis. Pendant que quelques-uns d’entre nous vont se promener, je reste à paresser en attendant le diner : œufs sur le plat et treat, petits pois, pommes vapeur, confiture puis nescafé auquel nous invitons l’autre équipe. Visite de Carlier, Tréca, congratulations, souvenirs de Klein-Richow.

 

Lundi 23 avril

 

Délicieuse nuit après l’étrange journée d’hier. Dès le matin, je me mets à la pâtisserie : gâteau de Savoie, tarte de Pallot, et pour le soir, choux à la crème de Lannes. Cela occupe presque la matinée. Dans l’après-midi, Mac Duf va faire un tour dans les fermes, ramène des œufs, des poulets, un peu de beurre. Nous touchons vers 5 h. le ravitaillement anglais : cassoulet, fruits, pain blanc délicieux d’aspect, jambon. Le repas de midi, goûter, repas du soir. Nous passons à table presque tout notre temps. Un peu gênant de voir l’humilité de nos hôtes, cette espèce de hâte peureuse à nous satisfaire. Nous faisons figure de vainqueurs, de conquérants, alors que nous sommes simplement de pauvres hommes qui font l’apprentissage de la liberté. Le soir vers 6 h. Te Deum solennel au Temple. Beaucoup de monde, Italiens, Français. Réelle atmosphère de jubilation. Sermon de Sochal, un peu trop claironnant à mon goût : joie de la liberté, remerciement  pour la victoire, que sais-je… Pas un mot des vaincus, pas un rappel à l’humilité, à l’amour des ennemis, à la modération dans l’usage de la force.

 

Mardi 24 avril
 

Remplace Mac Duf à la cuisine, avec Ricœur, ce qui est toujours une épreuve. Fais un quatre-quarts qui est, ma foi, assez réussi. Mais le repas est en retard, le cochon grillé un peu graillonneux, les patates vapeur fades, et tous les commensaux commencent à être difficiles, à rechigner devant les plats. On aimerait se trouver toujours avec des gens polis, bien élevés. L’après-midi est également pénible. Le thé, Lévy qui ne vient pas. La préparation du diner où nous recevons deux camarades de nos artilleurs. Repas un peu retardé parce que nos produits mettent du temps à cuire, mais bien : sardines, margarine, cassoulet, poulets –un peu durs- purée, fromage, œufs à la neige délicieux avec brioche de Pallot. Malheureusement, le repas est aussi mal conduit que possible : toujours des tas de types hors de table. Des gens qui se servent avant les invités, raclent les plats. Conversation d’une médiocrité désarmante. Une scène du père Chevallier, au début, parce qu’on avait donné pour les listes de rapatriement son adresse en France et non en Angleterre.

Assez grosse alerte aujourd’hui. Ordre donné à tous les habitants qui ne sont pas indispensables à la marche des services d’évacuer avant 15 h. Nous nous entremettons et réussissons à obtenir pour nos logeurs l’autorisation de rester. Content de ce succès, de cet îlot d’humanité. Mais le résultat est que notre hôtesse cherche à prévenir nos moindres désirs, nous fait toute notre vaisselle, nous considère avec la soumission craintive d’une esclave. On voudrait pouvoir les rassurer, rétablir des relations humaines.

On parle beaucoup actuellement d’un camp de déportés politiques où l’on aurait découvert toutes sortes d’atrocités, des milliers de morts, tortures effroyables. J’ai peine à croire tout cela et pourtant, beaucoup de témoignages concordent, de gens qui paraissent dignes de foi. Que croire ? Est-il possible d’en venir à un pareil degré de sauvagerie et est-ce vraiment le fait d’un régime.

Annonce ce soir d’un départ de types de Nienburg. Demain, 500 types d’Arnswalde. Est-ce possible, est-ce possible que notre libération ne soit plus qu’une question de jours ?

 

Mercredi 25 avril

 

Manque d’intérêt de ce carnet qui est trop souvent purement gastronomique. Allé à la messe ce matin. Petits autels sommaires dans une salle de spectacle attenante à un restaurant. Comme je me sens vide et sec, sans besoin de prier, vivant d’une vie purement animale où la pensée même de ma Made, de la joie de notre retour, de cette ivresse de la liberté rendue, réussit à peine à trouver place. Aujourd’hui, partent 400 types d’Arnswalde. J’ai vu en rentrant de la messe Hartweg, Briqueler et Clavier confortablement installés à la boucherie et qui doivent se tenir prêts depuis ce matin, 6 heures. Départ sans doute vers le soir. Camions pour Celle, avion pour Bruxelles puis train pour Paris. Ils pourraient être en 48 h. à Paris. Je ne parviens pas à réaliser. Pâtisserie toute la matinée, un gâteau de Savoie pendant que Dessouche et Pallot s’affairent, l’un à un magnifique pâté en croûte, l’autre à une tarte et à des œufs à la neige. Chevallier a invité l’officier anglais de liaison et, depuis hier, se dépense pour faire une réception maison. De fait, le repas est bien : hors-d’œuvre, poisson, sardines, harengs, saumon et beurre, pâté, rosbif aux pommes, pois, fromage, œufs à la neige à la crème, gâteau de Savoie, tarte aux cerises, pommes, poires, café. Type d’ailleurs assez quelconque, parfaitement inculte et d’un laconisme tout spartiate ! Nous sortons de table pour apprendre le départ du groupe d’Arnswalde, et je file chez les Chats qui me donnent une masse de choses : cassoulet, pois, entrecôte magnifique, farce pour pâté, pâte toute faite, etc. Je vais par curiosité jusqu’aux camions ; atmosphère de kermesse, puis reviens au logis où le ravitaillement a afflué : confiture, œufs, farine, sucre, etc. Nos hôtes seront riches à notre départ car il restera des tas de choses. Il semble se confirmer que nous partirions dans 48 h.

5 h. Thé où est invité Anquetin. Arrive Eymaron et Fumas que l’on invite, puis Vouin. Nous mangeons des tas de fruits. Et la soirée se termine par un repas, encore. C’en est écœurant : viande froide, entrecôte, nouilles au beurre, fromage, fruits, café.

 

Jeudi 26, vendredi 27 avril

 

Situation inchangée. Le troisième départ a eu lieu à 11 h. au lieu de 17 h. et nous espérions presque partir le soir même. En réalité, toute la journée de vendredi se passe à attendre. Rarement, je me suis autant morfondu. Pâtisserie comme à l’ordinaire.

Arrivée de Rolland : il nous raconte sa visite au camp de Belsen, four crématoire, malades passés à la chambre à gaz, tapis roulant jusqu’au créma. Curieux mélange de mauvais garçons, réfractaires, types ramassés dans des rafles et maquisards ou politiques de tous ordres, langage poisse. Nous raconte comment il a fait sortir du camp une Française, juive de Paris arrêtée il y a quelques mois et expédiée directement sur l’Allemagne. Toutes sortes d’histoires invraisemblables et qui semblent malheureusement vraies.

Mais que ce brave Rolland est assommant en nous distillant au compte-gouttes ses informations !

 

Samedi 28 avril

 

De nouveau alerte depuis le matin. Je dors assez tard et assez bien, mais la matinée se traine. À nouveau, nous faisons un déjeuner dinatoire à 9 heures avec grillades puis, vers midi, nous nous mettons sans joie à la fabrication du déjeuner. Je fais des petits sablés, d’ailleurs pas très épatants. Toute l’après-midi, nous trainassons. Alerte sur le coup de 4 h.30. Nous voyons passer des camions avec des numéros. En deux minutes, nous étions en bas, tout équipés ; avons fait des adieux émus à nos petits vieux qui nous serrent la main avec émotion. Mais c’est encore une fausse alerte, et nous remontons mélancoliquement, pendant que notre hôtesse dit à Mac Duf qu’elle regrette pour nous cette déception, mais qu’elle est bien heureuse que nous restions encore. Il est vrai que c’est un peu et même beaucoup grâce à nous qu’elle et ses parents ont pu rester ici, et que notre présence est tout de même une protection contre les pillards et les bandes de Russes, en particulier, qui vont et viennent dans la campagne.

Sommes un peu gênés pour le ravitaillement : notre intendance ne donne pas de vivres aux gens en instance de départ. Aussi, nous touchons au compte-gouttes et très en retard les vivres officiels. Heureusement que des dons de côté et d’autre nous dépannent.

Thé un peu mélancolique. Je vais ensuite chez Sochal qui m’offre un peu de confiture et un jus de fruit. J’avoue que son attitude actuelle de prêtre-mousquetaire m’agace un peu. Il y a en lui un peu trop du traineur de sabre.

Diner. En définitive, nous ne mourrons pas de faim ! Macédoine de légumes avec quelques tranches de porc, nouilles, flocons d’avoine, gelée de groseilles. Mais cela reste léger et nous vivons surtout sur des boites de conserve.

 

Dimanche 29 avril

 

De nouveau sur le pied de guerre. Nous allons à une messe matinale, pas trop d’ailleurs, 7h 30, à la boucherie Kruse qui est « sur l’axe », puis nous revenons attendre. Curieux de voir notre désintérêt absolu pour les événements ; demande de capitulation de Himmler aux Anglais et Américains. Mort de Mussolini assassiné par un « tribunal du peuple » (sic). J’avoue que j’ai peine à partager l’espèce de joie hystérique de beaucoup de types. Quoiqu’on puisse penser d’eux, je ne crois pas qu’ils soient beaucoup plus responsables du gâchis actuel que les Roosevelt, Churchill et Staline, mais il y a des gens pour qui les mots sont tout : d’un côté, le Fascisme qui est le Mal, de l’autre la Démocratie qui est le Bien.

Suicide du boucher chez qui on avait trouvé des armes et qui s’est empoisonné à l’arsenic. Il semble qu’il avait l’adjudication du camp de Belsen et qu’il s’est sérieusement sucré.

En mendiant de côté et d’autre, nous arrivons encore à faire encore deux repas corrects, le soir en particulier : haricots au porc fumé, petits pois et fruits. C’est moins somptueux qu’au début de la semaine, mais peut-être plus digeste ou tout au moins, moins encombrant.

Vu le petit Robin qui est à l’infirmerie à côté de chez nous. Vois également à l’infirmerie un petit gars de Saint Claude, Batifoulier ; il aurait réussi à quitter le camp de Belsen avant même sa libération.

 

Lundi 30 avril

 

Toujours cette écœurante attente. Nous n’avons de goût à rien. Nous faire miroiter la liberté et nous faire languir ainsi, c’est vache. Verne qui est allé à Celle hier a rapporté qu’il y avait seulement suspension par suite des circonstances atmosphériques, mais que rien n’était changé à notre mode de rapatriement. Qu’ils nous mettent en camions s’ils ne peuvent nous rapatrier en avion. Le tonus n’est pas très haut. Nous sommes tous assez mornes et cette vie qui se passe à attendre le camion est agaçante. Pas de possibilité de s’absenter, on guette toujours quoiqu’on en ait. Nous avons le petit Robin à déjeuner : singe, rosbif, pommes de terre, riz au lait et petits gâteaux de ma composition, à la farine et valvoline, qui sont secs et pas mauvais. Je fais le soir également, pour le thé, des galettes salées qui semblent avoir du succès car elles disparaissent en quelques minutes. Visite de Quatre et Jallat venus me demander un renseignement sur un coin agréable dans le Jura.

Les Italiens retournent à Wietzendorf. Cela aussi, c’est assez vache.

 

Mardi 1er mai

 

Même chose, journée d’attente. Nous commençons à nous dégager de l’espèce de paralysie où nous mettait cet état d’incertitude et d’espoir. Mais cela a été une grosse déception. J’ai vraiment cru un moment que ce 1er mai qui est le jour de ma fête et celle de Jacqueline, je le passerais auprès de ma Made. C’était presque raisonnable de l’espérer. Si nous étions partis comme cela semblait s’annoncer vendredi. Maintenant, tout est remis en question, et je crains fort que quelque chose vienne se mettre encore à la traverse. On voit journellement circuler les internés du camp de Belsen qui viennent mendier des vivres ici. Il est ahurissant de voir l’espèce d’indifférence avec laquelle on laisse ces gens se débrouiller comme ils peuvent, cependant que l’on bat le tam-tam à leur égard dans tous les postes de radio. Comme il y a, parait-il, le typhus là-haut, il y a de grosses chances pour qu’il s’en produise des cas ici, et que nous soyons mis en quarantaine. Il est assez vache de faire miroiter la liberté aux yeux des gens pour la leur retirer immédiatement.

On apprend ce soir, à la radio de Hambourg, la mort de Hitler « tombé pour l’Allemagne » au Tiergarten, dit le speaker. Nouvelle soigneusement préparée, enveloppée dans une succession de mélodies de Wagner. C’est un peu théâtral mais cela a de la gueule, et quand on compare avec la tenue des postes dits démocratiques, la comparaison n’est pas à l’avantage de ces derniers : musique de cirque, bassesse écœurante des propos, médiocrité sur toute la ligne. Les commentaires sur la mort de Hitler et Mussolini sont à vomir « le monstre brun, ce fantoche de carnaval et son ersatz italien, cet être à qui seul on ne peut donner le nom d’homme », et j’en passe… Étonnant que ces gens ne sentent pas qu’ils devraient avoir au moins la pudeur de se taire et de reconnaitre qu’au milieu des horreurs, il y a dans tout cela une certaine grandeur.

Notre hôtesse à qui nous annoncions la nouvelle, a été très digne. Elle n’a pas fait semblant de se réjouir, comme le font beaucoup d’Allemands qui craignent de se compromettre. Il y a quelque chose de touchant dans cette sorte de fidélité, et qui montre qu’il y avait dans toute cette aventure quelque chose d’authentique, en tout cas un réel sentiment populaire.

Je pars au ravitaillement avec Mac Duf. Nous allons chez Lemoine qui va nous donner riz et sucre. Nous en rapportons de fait une bonne quantité. Cela vient de leur maison où logeait un intendant militaire allemand, et où ils ont trouvé 1300 kilos de riz, à peu près autant de sucre, quatre caisses de thé de Chine, du café vert, etc.

 

Mercredi 2 mai

 

Installation de plus en plus dans cette demi-oisiveté, dans cette attente sans espoir. Heureusement, j’étais de cuisine aujourd’hui, cela m’a occupé presque toute la journée. Fais quelques croissants ce matin pour le petit déjeuner ; c’était mon premier essai, assez réussi. Ils étaient dorés et croustillants à souhait. Puis viande en ragoût, riz au gras et pour le soir, lapin avec pommes vapeur, pois et riz au lait. La journée passe ainsi assez vite.

 

Jeudi 3 mai

 

Grande journée. On nous met vers 6 h. en état d’alerte renforcée et de fait, vers 9 h. du soir, un groupe de camions s’en va. Nous restons les premiers à partir demain matin.

 

Vendredi 4 mai

 

Lever à 7 h. Derniers croissants. Perception de vivres divers : singe, biscuits anglais, saumon, etc. On nous rassemble à 10 h. et nous embarquons sur la place du Temple à 11 h. et quart. Nous ne sommes pas trop serrés. Arrivée à Celle après traversée de quelques petits villages charmants, effleurés par la guerre, dans un pays riant et vert. Beaucoup de Russes que l’on emmène à pleins camions, ou qui occupent plus ou moins en maitres les villages. Drapeaux rouges et drapeaux serbes aux fenêtres. Celle : nous tombons dans un assez minable camp-garage avec paille, soupe pommes-carottes, atmosphère de zone et de camp –chiottes dans une armoire, invraisemblable amas de ferraille, voitures plus ou moins bousillées. Vu le fameux lieutenant Chevalier qui s’occupe, parait-il, du rapatriement. Sa plus grosse occupation consiste, semble-t-il, à aller au camp d’aviation dans une magnifique auto réquisitionnée. Ne nous fait pas espérer de départ immédiat. Le temps est bouché et il n’y a pas d’envol, parait-il. Cependant, vers 5 h, nous montons en camion pour aller au camp de départ. Nous entrons dans une sorte de manège, où une foule bigarrée de militaires et de civils est entassée. Tout le monde monte dans de grands camions non bâchés, et vogue la galère vers Sülingen. Il pleut un peu au départ. Heureusement, le temps se dégage et nous ne sommes pas trop mouillés. Le voyage est assez agréable au début, mais à partir de Nienburg, il fait nuit et froid. Nous arrivons transis à Sülingen, et on nous fait poireauter pendant une bonne heure dans l’attente du major anglais. Au bout de ce temps, on nous conduit dans une baraque ignoble, où nous retrouvons l’obscurité, les châlits sans paille ni paillasse –ne pas oublier qu’il y a des femmes et des enfants dans le convoi. Naturellement, pas de boisson chaude, pas d’électricité. Nous nous couchons dans le noir. Je dors d’ailleurs assez bien.

 

Samedi 5 mai

 

Réveil assez matinal. On nous sert une vague soupe de seigle et de pommes de terre, selon les meilleures traditions de la tambouille boche. Un peu de pain. L’unique robinet est coupé ; pas moyen par conséquent de se laver. L’illusion en somme est complète : on se croirait revenu en captivité !

 

 La guerre serait terminée depuis ce matin huit heures. Étrange de voir avec quelle indifférence nous accueillons cette nouvelle. Pour moi, une seule chose demeure : l’exaspération d’être replongé dans l’odieuse et humiliante condition de captif, d’être suspendu à l’espoir d’un camion que quelque brute anglo-saxonne nous expédiera quand il lui plaira. C’est d’être à nouveau dépendant, traité en mineur, que l’on véhicule sans jamais lui dire où l’on va et dans quelles conditions.


Dimanche 6 mai

 

Après bonne nuit sans histoire, nous nous réveillons dans la pluie. Messe à l’hôtel Haake. Nous avions hier soir fait un tour dans cette petite ville de Sülingen. Contrairement à toute attente, les camions sont là à presque 8h. 30. L’embarquement est long sous une petite pluie fine. Nous touchons un camion non bâché. Les autres heureusement sont couverts. Départ vers 11 h. moins le quart vers Rheine où nous arrivons vers une heure et demie. Passons par Osnabrück, horriblement démoli. Immatriculation, casse-croûte, pain, singe, beurre, puis nous repartons immédiatement vers Hevelden près de la frontière hollandaise. Route assez agréable dans un pays vallonné. Malheureusement, notre colonne que dirige un officier anglais probablement inepte, s’égare et nous perdons beaucoup de temps, si bien que nous arrivons au Rhin à la nuit noire. Après avoir traversé une zone affreusement dévastée du côté d’Ahraus et Stadtlohn, nous pénétrons en Hollande. Acclamations. Revenons en Allemagne, franchissons le Rhin sur un pont de bateau près de Xanten, aux environs de minuit. Spectacle féerique du Rhin illuminé par les énormes projecteurs qui éclairent un pont en construction. Arrivons à Kevelaar vers une heure. Naturellement, rien n’est préparé, le camp est comble. Nous sommes recueillis par l’administrateur d’un hôpital belge actuellement en cours d’installation. Nous nous retrouvons tous après avoir été séparés dans la colonne.

 

Lundi 7 mai

 

Nuit courte mais bonne. Pas question malheureusement d’embarquer ce matin. Déjeuner au monastère : interminable défilé à la queue leu leu, café au lait et biscuits. Mac Duf nous trouve un petit local où manger et dormir. Entre temps, un départ de 170 types est décidé. Malheureusement, c’est dans l’ordre d’inscription des groupes ici, et notre bon Cdt Marin arrive naturellement dans les derniers. A midi, nous apprenons que par mesure disciplinaire (des types de chez nous auraient pillé un des locaux où ils étaient installés, fauché les rations personnelles de la gérante) nous sommes dirigés sur le camp, camp de tentes où nous arrivons vers deux heures et demie. Personnellement plus agréable que le plancher de cette nuit. Cela nous a seulement forcé à boire un peu vite lait et soupe, riz cuisiné chez nos hôtes.

 

 

Ici, s’achevait ce dernier carnet de captivité. Le lendemain, on nous embarquait dans un train pour Lille. Arrêt à la frontière à Baisieux, où nous chantions de bon cœur une Marseillaise. Arrivée à Lille toute pavoisée : l’armistice a été signé le jour même. Nous nous arrêtons le moins possible pour les formalités diverses et sautons dans un train pour Paris. J’arrive chez Jean. Le Pépère pas plus étonné de me voir, me dit : je savais bien que tu serais là pour ma première communion. Il devait la faire en effet le 9, et je dois bien sûr y assister, puis je prends le train pour Saint-Laurent où j’arrive le 10 au matin, après avoir lâché Marchet à Dijon, et voyagé de Dijon à Andelot avec un Russe du nom de Lapinov, si j’en crois sa carte d’identité, qui s’était trouvé au maquis en France.

Et vers huit heures, je surprenais Made et Jacqueline que je voyais pour la première fois après cinq ans.

 

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